Entretien entre Chloé Fable de PointCulture Louvain-la-Neuve et Kévin Dupont, réalisateur du court-métrage, réalisé dans le cadre d'une projection programmée au festival Alimenterre 2021.
Chloé Fable — Qu’est-ce que le junkfood ?
Kévin Dupont — "Junk food" c’est littéralement “nourriture poubelle”, j’aime bien le terme en anglais car il est très explicite “junk” ça veut dire, ordure, déchet, ou camelote. On parle ici de produits industriels de mauvaise qualité. En français on appelle ça la malbouffe, c’est des aliments très gras, sucrés ou salés à faible valeur nutritive et souvent bourrés d'additifs.
Dans quel cadre le court-métrage a vu le jour ?
Il y a 10 ans, pendant mes études j’ai participé à la création d’un collectif skateboard appelé La Skatoria. On réalise des projets culturels autour du skate. Il faut savoir que la culture skateboard est fort liée à la consommation de produits, de vêtements principalement. Les skateurs de haut niveau sont sponsorisés et représentent des marques. Ces dernières années, des entreprises agroalimentaires ont aussi investi massivement dans les sports extrêmes, notamment Redbull et Monster. Ça fonctionne assez bien chez les jeunes qui s’identifient fort à Redbull et à ses riders sponsorisés. Et les agences marketing aiment bien surfer sur la vague et récupérer l’image du skateboard pour toucher un public jeune. Avec le collectif Skatoria on essaye de proposer autre chose que la promotion de biens de consommation. Ici j’avais envie d’utiliser le skateboard pour aborder des questions de société, notamment autour de l’alimentation, parler de sujets qui me préoccupent. Donc j’ai décidé d’écrire et réaliser ce film. C’est une exploration autour de l’écriture "skate fiction".
Des entreprises agroalimentaires ont aussi investi massivement dans les sports extrêmes, notamment Redbull et Monster. Et les agences marketing aiment bien surfer sur la vague et récupérer l’image du skateboard pour toucher un public jeune.
Quelle est l’implication de l’asbl Skatoria dans ce projet?
Dans le cadre du film on a travaillé avec les skateurs du collectif, qui sont figurants, ainsi qu’avec des professionnels du cinéma, comme Julien Thiébaut, le directeur de photographie. On a des jeunes figurants amateurs qui sont des participants de nos stages de skateboard, et les rampes ont été aussi conçues par nos bénévoles et utilisées pour des animations de skateparks mobiles. l’ASBL a aussi permis de produire le film, et de rassembler des fonds sur plusieurs années, via un crowdfunding, des subsides jeunesse de la FWB, un soutien de MJ verte et de la région Wallonne.
Tout est étudié en fonction du comportement du consommateur. On est dans un système contrôlé qui pousse à la consommation.
Nous voyons au début du court-métrage, un jeune homme déambulant sans conviction dans les rayons du magasin. Qu’avez-vous voulu mettre en évidence ?
Le jeune homme, que j’ai voulu identifier à un skateur, je pourrais dire qu’il est issu de mon expérience. Je me balade dans les rayons un peu au hasard et je me laisse tenter par des packagings, ou je réfléchis à ce que je voudrais consommer, l’impact de chaque produit. Mais souvent ces réflexions tournent en rond et je ne suis jamais trop sûr de ce que j’achète. A la fin je choisis ce qui me semble le moins pire, ou je retombe dans mes habitudes. Quand j’ai commencé à m'intéresser à mon alimentation, j’ai trouvé de plus en plus difficile de trouver ce que je cherchais en supermarché, c’était un peu angoissant. Et en même temps il faut bien faire ses courses. Donc on finit par céder…
À un moment, le jeune homme voit une flèche sur le dos d’une vendeuse du magasin. Il la suit sans réfléchir. Pensez-vous que nous sommes tous enclins à agir ainsi dans les magasins ?
Je ne dirais pas qu’on agit sans réfléchir, mais bon il faut se rendre compte que rien n’est placé au hasard dans un magasin. Ce n’est pas pour rien que le rayon chocolat est devant la caisse et qu’il faut souvent traverser tout le magasin pour arriver à celle-ci. Tout est étudié en fonction du comportement du consommateur. On est dans un système contrôlé qui pousse à la consommation, on n’est pas vraiment libres de choisir. Certains produits sont mis en avant plus que d’autres, tout est monétisé.
Et tout d’un coup c’est la révélation : ce jeune homme découvre LE délicieux poulet. Pourquoi, selon vous, est-il attiré par lui ?
La scène de découverte du poulet est importante. Juste avant le jeune homme observe une viande sans packaging, il y a l’indication “produits locaux”, mais on ne sait pas trop si c’est du greenwashing, si il peut s’y fier. On ne sait pas trop à quoi il pense, peut-être à la maltraitance animale, peut-être à son portefeuille… Ces moments de réflexions sont propres à chacun. Mais ce que je voulais caricaturer, c’est qu’on fait aussi des choix plus impulsifs. Et généralement la publicité s’appuie plus sur nos émotions que sur le côté rationnel, il y a les couleurs, les formes, les sons, les slogans et aussi la suggestion et la répétition. C’est une sorte d’hypnose.
Nous découvrons ensuite une sorte de « roue de la fortune ». Que symbolise-t-elle ?
Quand on fait le choix d’acheter un produit on rentre dans un système. Le spectacle et la roue représente ce système. Tout est connecté, le spectacle publicitaire, le poulet dans l’usine, le client dans le supermarché. Les clients permettent juste de faire fonctionner le système. Ils ont peu d’impact sur celui-ci, car ils ne comprennent pas comment il fonctionne.
Après la roue c’est aussi la roulette russe, parfois on tombe sur la mauvaise case. C’est comme dans l’agroalimentaire, certains produits sont rappelés par l’afsca parce qu’ils sont dangereux pour le consommateur, ne respectent pas les normes, mais la plupart du temps ils ont déjà été consommés par quelques personnes. On joue en quelque sorte avec notre santé. La roue permet de découvrir différents additifs via les "récompenses" que gagnent les participants.
On a complétement banalisé la fraude agroalimentaire.
Quel était l’élément déclencheur qui vous a poussé à vous intéresser à la composition des produits?
J’étais au carrefour et je voulais acheter du miel bio car celui en magasin bio est vraiment très cher. Arrivé à la caisse, je vois que le miel bio fleuri est rappelé par l’AFSCA. Celui que j’avais en main. Je fais une photo de la notice. Sur google j’ai tapé dimétridazole, le produit interdit retrouvé dans le miel bio. C’est un anti-parasitaire cancérigène interdit depuis 10 ans par l’UE et utilisé auparavant chez les poulets. C’était assez absurde pour un produit bio. Ce que je trouve encore plus absurde, c’est que sur le site de l’AFSCA, on explique jamais la cause de la présence de ces produits. C’est presque “normal”. Dans la presse idem : “Ramenez votre produit” et c’est tout. Ça fait depuis 2020 que des produits sont rappelés pour présences d’oxyde d’éthylène dans le sésame. On en trouve dans les glaces. 50% des rappels de l’afsca cette année (lire l'édition 7 de Tchak), même pour des produits bios. On a complétement banalisé la fraude agroalimentaire.
Il est clair que le but de l’industrie n’est pas d'empoisonner le consommateur, c’est plutôt un dommage collatéral.
Pouvez-vous nous citer toutes les « récompenses » de cette roue ? Quels ont été les différents effets de ces récompenses sur les participants ? Avez-vous réalisé des recherches pour ce court-métrage ?
Pour la roue, j’ai commencé par me renseigner sur les additifs alimentaires, en particulier ceux présents dans les fast food. C’est super intéressant de comprendre à quoi servent tous ces produits ajoutés, car il est clair que le but de l’industrie n’est pas d'empoisonner le consommateur, c’est plutôt un dommage collatéral. En fait, chaque produit à un avantage financier pour l’industriel. Les émulsifiants permettent d'homogénéiser les produits pour qu'ils soient attractifs pour le consommateur. Les phosphates, par exemple, retiennent l’eau dans la viande, pour gonfler le poids. On paie l’eau au prix du poulet et les additifs avec, qui sont neurotoxiques. Les antibiotiques, plus connus, permettent d’empêcher que les poulets tombent malades, car les conditions d’hygiène sont très mauvaises dans les poulaillers industriels. Plutôt que d’améliorer leurs conditions de vie, on leur donne des médicaments préventifs. Je n’ai pas mis les nitrites, mais ils sont aussi assez connus car ils permettent de donner une couleur rouge à la charcuterie. La charcuterie normalement devient grise quand elle s’oxyde. C’est moins vendeur. Pareil pour les frites surgelées, il y a des additifs pour qu’elles restent bien dorées. Les huiles de Soja sont hydrogénées parce qu’elles se conservent plus longtemps à l’état solide. Mais ce processus les rend cancérigène.
Dans le film je me suis inspiré des propriétés et des effets des différents additifs pour altérer le film. La dextrose ou sucre provoque un pic d’énergie et donc le rythme du film s’accélère. Les phosphates provoquent des troubles neurologiques: la voix off devient confuse, les skateurs ratent leurs figures. L’huile de soja bloque la circulation du sang et le show s’arrête. Mais dans le film les participants gagnent toujours des cadeaux, du coup ils font peu attention au rôle des additifs.
Les mots perdent leur sens. Ils ne veulent plus rien dire. C’est de la désinformation généralisée.
Que symbolise la récompense « show de l’extrême » ? Pourquoi à partir de là, rien ne va plus ?
Le show de l’extrême à un double sens. C’est d’abord l’argument marketing, car on annonce des cascadeurs skate, quelque chose d'impressionnant. Et en réalité le show de l’extrême c’est la mort, l’overdose de produits cancérigènes et toxiques.
Nous voyons à la fin du court-métrage un changement de présentation du produit (emballage vert, présentoir vert…) ? Qu’avez-vous voulu exprimer ?
Je crois que ça se passe d'explications (rire). On nage en plein dedans avec les campagnes Act for food de carrefour. Toute cette scène est inspirée directement des campagnes de Carrefour et Delhaize. Le problème avec le greenwashing, c’est qu’on finit par ne plus croire en rien, on perd notre pouvoir d’action, on se sent abusé. C’est un peu comme avec la politique… Les mots perdent leur sens. Ils ne veulent plus rien dire. C’est de la désinformation généralisée. En vérité, les petits producteurs n’ont pas le temps de faire de la pub. Donc quand il y a une belle publicité, c’est déjà mal barré.
Pourquoi le skate et le poulet ?
C’est la question qu’on m’a posée le plus pendant la création du film. Je ne sais pas vraiment. La maltraitance du poulet est fort ancrée dans l’imaginaire collectif. C’est un exemple significatif pour parler d’alimentation industrielle. L’idée de connecter ça au skate est venue avec l’idée de faire des figures au-dessus d’un poulet rôti. C’était assez fun de construire la rotissoire. A la fin quand on voit une pub redbull on ne se pose pas la question de pourquoi connecter un soda et du skate? Le skate est un argument de vente. En fin de compte, la publicité crée tout le temps des liens abstraits entre des concepts et des produits. Même si les pubs sont funs, il faut rester vigilant et questionner les campagnes marketing: qu'est-ce qu'on essaye de me vendre et par quelle association d'idées?
Le court-métrage a un côté très humoristique et surréaliste, pourquoi ces choix ?
En général quand on parle d’alimentation c’est souvent sous format documentaire, souvent avec des images chocs et difficiles à digérer. J’en ai vu quelques-uns mais c’est assez angoissant. Je comprends que certaines personnes ne veulent pas s’infliger ça. J’avais envie de proposer quelque chose de plus léger et de m’adresser à un autre public. Un public qui veut rigoler. Mais en fin de compte, il finit quand même par réfléchir à tout ça, et c’est un peu malaisant. C’est drôle, mais bon, on se rend compte que le réel rattrape la fiction.
Quelque chose ne tourne pas rond. Et ce n’est pas la roue de mon skate.
Avez-vous fait des découvertes lors de la réalisation de ce court-métrage ?
J’en connais beaucoup plus sur les pratiques marketing et les crises alimentaires, qui sont cycliques. En fait, on est perpétuellement empoisonnés par l’industrie, mais les nombreuses fraudes ne sont pas décelées par les contrôles. J'ai appris notamment que l’AFSCA n’existe que depuis les années 2000, elle a été créée après la crise de la dioxine en 1999 pour assurer la sécurité du consommateur.
Qu’avez-vous voulu mettre en évidence et/ou dénoncer au travers de ce court-métrage ?
Qu’il est difficile de faire la part des choses en tant que consommateur, mais que quelque chose ne tourne pas rond. Et ce n’est pas la roue de mon skate.